
La chefferie traditionnelle en pays Agni-Sanwi
I - Forces
Le système de chefferie chez les Agnis comme chez la plupart des communautés Akans, est d’ordre monarchique où le choix découle d’un mécanisme héréditaire de succession qui limite l’exercice du pouvoir aux membres d’une seule et même famille. Le concept de Chef ou de Roi, avant d’être une fonction, a un contenu philosophique. Le roi est plus qu’un symbole. Il est à la fois l’âme du peuple, le représentant du créateur, le premier prêtre des génies protecteurs et des ancêtres qui veillent sur le royaume et qu’il est seul qualifié pour invoquer. Il est inviolable et sacré. Il emporte l’idée d’infaillibilité car il fait corps avec toutes les générations de chefs ou rois disparus qui l’inspirent. Il est désigné conformément à la « règle générale » des successions, dans la tribu régnante, celle qui dirigea l’exode historique depuis le Ghana voisin vers la fin du XVII -ème siècle.
Le Roi est dépositaire de la coutume et demeure le juge suprême. La coutume ne peut être modifiée que par lui seul, agissant de son propre chef, ou sur la proposition de hauts dignitaires du royaume. Toutefois, ce pouvoir ne s’applique pas aux parties de la coutume réputées sacrées et immuables, telles les dates des fêtes. Le chef est également dépositaire du pouvoir spirituel et toutes les cérémonies rituelles à caractère religieux sont placées sous son autorité morale. Ce cumul (réel) des pouvoirs qui peut conduire à l’arbitraire est fort heureusement encadré par le sens de la loi, de l’ordre et de la justice qui caractérise généralement le Conseil des notables. Ces valeurs, socle de la chefferie, sont assez fortes pour garantir les libertés individuelles, le respect de l’autre.
Le Roi dispose en permanence de deux (2) moyens d’action pour faire assurer le respect des institutions : le serment sous deux (2) formes, le serment de fidélité et le serment ordinaire et le pardon. Le serment de fidélité est prononcé par tous les hauts dignitaires, les chefs des collectivités assujetties et les chefs des communautés allogènes, et son objet est le siège royal. Il engage ces personnes et tous les individus placés sous leurs autorités directes, à respecter la personne du Roi et à obéir à ses décisions.
Le serment ordinaire est une formule sacramentelle, évoquant un événement douloureux et par laquelle on affirme qu’une chose est où n’est pas. Quiconque commet une infraction contre la coutume ou l’ordre établi porte atteinte à l’autorité dont il relève. On considère qu’il a violé le serment prononcé et doit par conséquent, se justifier devant le tribunal compétent. La violation d’un serment est un outrage, une offense à l’autorité dépositaire de ce serment. Elle constitue une injure grave et un outrage à la mémoire des illustres ancêtres défunts que le serment évoque.
Le pardon, c’est-à-dire l’absolution et l’oubli de l’offense, comporte deux (2) actes inséparables. L’acte essentiel est celui par lequel le coupable reconnaît sa faute et fait amende honorable. Le second acte est une réparation matérielle dont l’acceptation prouve que l’autorité outragée oublie à jamais l’offense qui lui a été faite. Dans les croyances religieuses des Agnis, la Terre qui nourrit les hommes, est une divinité que l’on ne doit jamais souiller sous peine d’attirer de graves calamités sur les habitants d’une région entière.
C’est pourquoi, avant d’aller répondre de son crime devant le tribunal compétent, le meurtrier doit apaiser la terre, c’est-à-dire faire des réparations aux dieux offensés et à ses concitoyens dont la sécurité se trouve menacée par sa faute. Ces réparations ne constituent qu’une question préjudiciable, réglée uniquement sur le plan religieux, et qui ne saurait par conséquent lier le magistrat de l’ordre judiciaire.
Ainsi, les ordonnances des chefs en milieu Agni étaient respectées, grâce aux moyens d’action que la coutume mettait à leur disposition et qui leur permettaient de maintenir la société dans un ordre et un équilibre naturel. Malheureusement, depuis la colonisation, ces moyens d’action qui donnent à penser à une substitution à l’autorité judiciaire, sont considérés comme un excès de pouvoir et poursuivis, au gré de l’Administration, comme tel.
II – Faiblesses :
Le système monarchique est naturellement contraire aux principes fondamentaux des droits de l’homme, basés sur l’égalité des droits et des chances et peut conduire, en l’absence de mécanismes internes de régulation, à une dérive totalitaire. La chefferie en pays Agni pêche également par l’absence de règles de succession clairement définies connues et acceptées de tous ; ce qui peut inciter les différents groupuscules d’initiés, sans être nécessairement des ayants-droits, à les manipuler à leur profit. C’est d’ailleurs ce qui explique l’opacité qui entoure certaines successions de Chef ou de Roi en milieu Agni.
Il faut d’ailleurs reconnaître que la difficulté majeure de la chefferie en milieu Agni est non seulement la durée illimitée du mandat qui constitue la négation de facto du principe de l’alternance, mais aussi et surtout le cumul des pouvoirs qui confère au chef un pouvoir quasi absolu. En effet, le chef est à la tête du Conseil des notables, véritable organe exécutif alors que les autres pouvoirs dont le Conseil législatif et le Tribunal notamment, sont composés pratiquement des mêmes notables.
Avec le système de chefferie Agni, on assiste en cas d’incompétence, à un véritable blocage des institutions, qui conduit à une démotivation et à une démobilisation généralisée de tous : notables, jeunes, femmes, cadres et autres personnes actives du village. De nombreux villages ont ainsi sombré et continuent de sombrer irrémédiablement dans une léthargie et paralysie mortelles. La multiplication, des dernières années, des cas de tentatives de destitution, choses rares par le passé, montre bien le malaise qu’éprouvent désormais les populations, poussées par les jeunes souvent déscolarisés, à s’accommoder d’un système qui apparaît non seulement anti-démocratique, mais qui a montré aujourd’hui toutes ses limites.
Bien entendu, le chef incompétent peut faire l’objet d’une procédure de destitution, seule capable en cas de succès, de permettre l’alternance. Mais la lourdeur, la complexité et le coût de cette procédure, fait généralement hésiter les aventuriers. Il faut ajouter que curieusement, cette procédure n’émane généralement que de personnes étrangères à la famille, qui, sous le couvert d’agir au nom de l’intérêt général, servent plutôt leurs intérêts. Les cas de destitution, jadis rares, se sont d’ailleurs considérablement multipliés ces dernières années. On peut citer en exemple, les tentatives de destitution des chefs des cantons de Kouakro, d’Assouba, d’Adjouan, des chefs de village de Yaou, sans parler de celle du Roi du Sanwi, qui a dû s’enfuir de Krinjabo, un matin, sans plus jamais y retourner jusqu’à son retour au Ghana.
Dans le systeme tel qu’il fonctionne, la même situation de blocage des institutions se produit également en cas de décès d’un Chef. En effet, selon les us et coutumes akans, il est malséant voir malsain et surtout politiquement incorrect et même dangereux de désigner le successeur d’un chef de son vivant, on se trouve souvent dans une situation d’impréparation totale lorsque celui-ci arrive à décéder, ouvrant la voie à toutes sortes d’intrigues.
En cas de décès d’un chef de village, que l’on tarde à annoncer pour encourager les intrigues, il s’en suit une phase de transition plus ou moins longue, ponctuée par la désignation d’un régent qui, le plus souvent et pour des raisons strictement politiciennes, n’appartient pas à la famille régnante et devrait ainsi rester à l’écart des luttes de succession. Malheureusement, la réalité est tout autre et les exemples contraires sont légion. En effet, la caractéristique principale de cette phase de transition dont les enjeux sont la conquête du pouvoir de chef, est le bouleversement de l’ordre et des équilibres antérieurs.
Ainsi, pendant que les ayants-droits sont occupés à s’affronter dans les querelles intestines de succession, souvent mortelles, le régent, soutenu par une certaine partie de la société civile et de la famille régnante, s’organise à faire durer la transition, soit pour consolider son pouvoir, soit pour favoriser un membre de la famille dont il s’est fait l’allié, pour le plier plus tard à ses exigences et à s’accaparer ainsi de son pouvoir.
L’exemple le plus célèbre de cette situation au plan national est la succession du Président Houphouët-Boigny, dont les jours étaient pourtant comptés ; dans cette situation, le Premier ministre, profitant à la fois du flou et du vide et poussé par certains barons frustrés du PDCI, a tenté un coup d’Etat constitutionnel, pour conserver le pouvoir qu’il exerçait à titre intérimaire. Tout cela et toutes les conséquences que le pays continue de subir à ce jour, auraient bien évidemment pu être évité,
si les conditions exactes de la succession avaient été réglées par une procédure dûment établie par la Cour Suprême, du vivant du Président Houphouët-Boigny.
La chefferie en pays SANWI autrefois si enviée et redoutable, minée par le manque d’autorité, le manque d’imagination, le manque d’organisation, la dislocation des conseils de notables, les problèmes de succession, les effets pervers du multipartisme, apparaît depuis ces dernières années, comme une institution quasi bloquée.
On peut conclure pour dire que la faillite de la chefferie n’est pas le fait de l’institution elle-même, basée sur la centralisation. En effet, ce système mieux organisé avant la colonisation, a secrété des pouvoirs forts, marqués par une forte propension à la conquête d’espaces nouveaux, à la domination et à l’hégémonie ; alors que le caractère quasi-collégial et la lourdeur du système de décision due à une démocratisation excessive que l’on connaît par exemple chez les peuples frères, les akans lagunaires, n’ont jamais permis l’émergence d’un pouvoir fort.
Et cela peut expliquer les agressions massives restées impunies que ces peuples et notamment les Ebriés ont subi au cours de l’Histoire de notre pays aussi bien par les populations allogènes que par l’Etat. On ne peut donc pas dire que la chefferie en tant qu’instrument est une chose négative. Elle contient des aspects positifs en matière de gouvernance qu’on peut aisément exploiter pour conduire les changements nécessaires aujourd’hui. Il revient aux cadres d’engager la réflexion nécessaire pour induire ces changements.
Abidjan le 03 Juin 2025
Hon. Amangoua Lookensey
Président Directeur Général
*Ce texte est extrait d’un exposé introductif fait par votre serviteur au cours d’une réunion de cadres du Département d’Aboisso qui s’est tenue à l’Auberge d’Ayamé en 2004, sous la présidence de Mr Aka Eugène Aouélé, Président du Conseil Régional du SUD-COMOE dans le cadre de réflexions sur le Plan de Développement Stratégique du Département. Etaient présents à cette rencontre d’éminents cadres dont les Prof. Assa Ayémou, Andoh Jacques, Bosso N’Guetta, Ezan Emmanuel.